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mercredi 17 juillet 2013

Une fille bien

Une fille bien                                               
de Holly Goddard Jones
Albin Michel - Terres d'Amérique 2013 /  22.50 €- 147.38  ffr. / 383 pages
ISBN : 978-2-226-24827-5
FORMAT : 14,0 cm × 20,5 cm

Hélène Fournier (Traducteur)

Solitudes


La nouvelle qui ouvre le recueil d'Holly Goddard Jones et lui offre son titre donne immédiatement le ton. Dans «Une fille bien», Jacob, un veuf d'âge mûr, vit dans le souvenir de Nora, sa défunte épouse, et subit impuissant la violence de leur fils Tommy qu'il ne cherche même plus à contrôler. Quand Helen apparaît dans sa vie et imagine un avenir commun, il ne peut se résoudre à franchir le pas et poser un acte décisif.

Le choix peut-être salvateur qu'une force invisible empêche de faire et les conséquences de la perte d'un être cher sont des thèmes récurrents dans ces récits souvent tragiques où, malgré leurs failles et leurs faiblesses, des personnages malmenés par la vie font preuve d'une dignité profondément touchante. Libby, que son mari Stephen a quittée et abandonnée avec leurs deux garçons et qui pourtant a toujours cherché des excuses à l'inexcusable («Rétrospective») ; Robbie, un colosse fruste au cœur tendre, prêt à tout pour garder auprès de lui Tina qu'il adore mais dont les rêves d'avenir ne l'incluent pas («Un homme droit») ; ou encore Theo, marié et père d'une petite Mica, atteinte de mucoviscidose, que sa relation adultère avec une très jeune fille entraîne dans une situation inextricable («Espérance de vie»).

Les huit histoires ont pour décor Roma, une petite ville «insignifiante» du Kentucky, état dont est originaire Holly Goddard Jones. Toutes frappent par leur réalisme percutant et leur douloureuse justesse. Pas de jugements de valeur imposés ou de frontière clairement définie entre le bien et le mal. La jeune nouvelliste américaine laisse au lecteur la possibilité d'interpréter à sa guise les errements mineurs ou majeurs de ses personnages. Dans «Pièces détachées» et «Des preuves de l'existence de Dieu», deux nouvelles qui se font écho, elle met tout d'abord en scène des parents dévastés par le meurtre de leur fille puis se penche sur l'implacable mécanisme qui transforme un jeune garçon en meurtrier. Un engrenage infernal dans lequel Simon se retrouve pris au piège car il ne peut pas vivre sereinement sa sexualité au sein d'une communauté homophobe. «Il sortit son portable de sa poche et ouvrit le clapet, l'écran brillant comme un signal de détresse dans cette obscurité si profonde. Il composa le numéro de son père et attendit en pensant, comme il le faisait toujours quand le désespoir cherchait à le gagner, au contact de Marty ce soir-là : la chaleur de sa joue mouillée, la seule preuve dont Simon ait jamais eu besoin, la seule force supérieure».

La thèse de Descartes ne convainc donc pas du tout Simon ! Si dans ce cas, Holly Goddard Jones se contente d'allusions, elle se déchaîne totalement avec l'excellente «Allégorie de la caverne», nouvelle dans laquelle la caverne de Platon devient un club de strip-tease où un père emmène son fils adolescent menacé de cécité afin qu'il y contemple des ombres bien particulières ! La leçon de choses ne dure pas longtemps mais l'impact sur Ben est foudroyant.

Holly Goddard Jones décrit à merveille ces moments où la vie bascule et décrypte subtilement la trompeuse simplicité d'un quotidien sans éclat. Depuis ce recueil prometteur qui date de 2009, elle a écrit son premier roman, The Next Time You See Me, sorti en février 2013 et qui recueille des critiques dithyrambiques. On attend impatiemment la traduction !

Florence Cottin-Bee
( Mis en ligne le 17/07/2013 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2013

lundi 15 juillet 2013

Les belles promesses

Les Belles promesses
de Janice Steinberg
Belfond 2013 /  21.50 €- 140.83  ffr. / 469 pages
ISBN : 978-2-7144-5080-7
FORMAT : 14,6 cm × 22,7 cm

Isabelle Chapman (Traducteur)


(En) Quête

Difficile a priori de se rappeler cette jeune femme au visage de «juive intelligente» plongée dans un livre de droit que Philip Marlowe croise brièvement dans Le Grand Sommeil. Il s'agit d'un personnage mineur auquel Raymond Chandler n'a d'ailleurs même pas donné de nom mais qui a suffisamment inspiré Janice Steinberg, critique d'art américaine et auteur de cinq romans noirs, pour qu'elle lui invente une histoire et en fasse sa narratrice.

Elaine Greenstein, quatre-vingt-cinq ans, a connu une brillante carrière d'avocate engagée. Suite à sa décision de déménager dans une résidence pour seniors, elle accepte avec soulagement la proposition d'une bibliothèque universitaire de conserver les documents qu'elle a amassés au cours d'une vie bien remplie et de lui offrir pour le classement l'aide de Josh, un jeune thésard aussi futé que curieux. Dans une boîte qui appartenait à sa mère et qu'elle n'avait jamais ouverte, Elaine trouve une carte de visite de Philip Marlowe qu'elle croyait être la seule à connaître. «Voilà soudain que je rends les armes, que je m'abandonne aux eaux tumultueuses du regret, de la colère et de l'amour, que je livre mon chagrin aux flots d'une rivière nommée Barbara».

Barbara, sa sœur jumelle, qui a disparu en 1939, lorsqu'elles avaient dix-huit ans et que personne n'a jamais pu retrouver. Pu ou voulu... ce nouvel indice sème le doute dans l'esprit de la vieille dame et excite l'appétit d'enquêteur néophyte de Josh ! Tous deux ne sont pas au bout de leurs surprises. Au fil des chapitres qui alternent entre présent et passé, Elaine raconte ce lien très particulier qui l'unissait à Barbara mais également l'histoire de sa famille, celle de Juifs d'Europe de l'Est ayant trouvé refuge aux États-Unis au début du vingtième siècle pour le meilleur mais pas toujours.

En ce qui concerne l'aspect historique, le roman, très documenté, est passionnant. Une palette de personnages bien brossés permet à Janice Steinberg d'évoquer de nombreux thèmes avec beaucoup de subtilité : le cauchemar antisémite, le rêve américain ou sa remise en question, l'enthousiasme ou les réticences face au sionisme puis à la création de l’État d'Israël ou encore la montée en puissance du féminisme. Sur le fond, le roman tient toutes ses promesses ; sur la forme, c'est autre chose. On ne sent pas toujours Janice Steinberg à l'aise dans son écriture et plusieurs passages forts souffrent d'un style ampoulé qui nuit à leur portée dramatique. Dommage car pour le reste, cette saga historico-policière mérite vraiment le détour !

Florence Cottin-Bee
( Mis en ligne le 15/07/2013 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2013

mercredi 10 juillet 2013

Trop de bonheur

Trop de bonheur                                                 
de Alice Munro
L'Olivier 2013 /  24 €- 157.2  ffr. / 315 pages
ISBN : 978-2-87929-729-3
FORMAT : 14,5 cm × 22,0 cm

Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso (Traducteurs)

Le fusil de Tchekhov


Du côté de Castle Rock, publié en 2009, devait être son dernier livre. Il s'avère réjouissant qu'Alice Munro ait changé d'avis et porte une nouvelle fois l'art de la nouvelle au zénith. Est-ce un clin d’œil de la part de celle que Cynthia Ozick a surnommée «notre Tchekhov» ? «Trop de bonheur», qui clôt le recueil et lui donne son titre trompeur, raconte les derniers jours de Sofia Kovalevskaïa, une romancière et mathématicienne russe du dix-neuvième siècle. Pour brosser le portrait de cette femme d'exception, Alice Munro part de faits historiques et biographiques précis comme elle le faisait dans Du côté de Castle Rock puis les modèle au gré de son imagination.

«Même l'épidémie de Copenhague pouvait à présent se transformer en élément d'une ballade, s'intégrer à une vieille légende. Comme sa propre vie, dont les cahots et les chagrins se muaient en illusions. Les événements et les idées prenant une forme nouvelle, envisagés au travers de couches d'intelligence lucide comme un verre déformant». Cette pensée de Sofia illustre à la perfection la manière dont procède Alice Munro. Certes «Trop de bonheur» se distingue des neuf autres nouvelles par sa longueur, son sujet, son époque et son décor, bien loin de l'habituel Ontario, mais la dissection des rapports humains et la réflexion sur ce qui rend chaque vie unique et singulière y sont tout autant présentes. La nouvelle s'achève sur la mort de Sofia qui succombe à une pneumonie.

Maladies, meurtres, comportements déviants, cruauté insoutenable, la tonalité du recueil est plutôt grave. Ce n'est bien sûr pas la description d'épisodes dramatiques ou traumatisants qui intéresse véritablement Alice Munro mais ce qui a pu les provoquer, les répercussions qu'ils entraînent et la façon dont des personnages très différents les uns des autres parviennent ou non à se reconstruire. Une jeune femme qui a changé de vie après un drame familial mais que le passé poursuit («Dimensions»), une étudiante qu'un prédateur sexuel réussit à briser moralement sans la toucher («Wenlock Edge»), une mère que l'un de ses enfants rejette («Trous-Profonds»), une femme d'âge mûr qui n'a jamais pu oublier l'accident tragique qu'elle a provoqué lorsqu'elle était petite («Jeu d'enfant»).

La force des textes s'explique comme toujours par leur densité et leur impeccable construction. Aucun détail superflu et des va-et-vient constants mais surtout éclairants entre passé et présent. S'ajoute souvent une célébration subtile du pouvoir des mots et de l'imagination. Dans «Radicaux libres» par exemple, où Nita, veuve et gravement malade voit surgir chez elle un vagabond assassin dont elle réussit à se débarrasser, telle Shéhérazade, en s'inventant un passé de meurtrière !

La prose d'Alice Munro est un régal, mais, mauvaise nouvelle, à quatre-vingt-deux ans, l'immense nouvelliste a annoncé sa retraite définitive du monde des lettres. Son dernier recueil Dear life, paru l'an dernier, n'est pas encore traduit en français. «Un recueil de nouvelles, pas un roman. Voilà qui est déjà en soi une déception. L'intensité du livre en paraît diminuée, cela fait passer l'auteur pour quelqu'un qui s'attarde à l'entrée de la littérature, au lieu d'être assurément installé à l'intérieur». On imagine aisément l'air malicieux d'Alice Munro lorsqu'elle prête ces paroles à Joyce, l'héroïne de «Fiction». Car en matière de littérature, notre Tchekhov canadienne est assurément installée sur un trône !

Florence Cottin-Bee
( Mis en ligne le 10/07/2013 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2013