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dimanche 31 mars 2013

Skippy dans les étoiles


Skippy dans les étoiles
de Paul Murray
Belfond 2013 /  23 €- 150.65  ffr. / 676 pages
ISBN : 978-2-7144-5085-2
FORMAT : 15,5 cm × 24,0 cm

Robert Davreu (Traducteur)


On n'est pas sérieux quand on a quatorze ans

Skippy dies, le titre original, est plus direct car Skippy dans les étoiles s'ouvre en effet sur la mort du héros Daniel Juster. Skippy, quatorze ans, que ses camarades ont surnommé ainsi en raison de sa malheureuse ressemblance dentaire avec le célèbre kangourou, s'écroule sans vie de manière incompréhensible alors qu'il se livre à un concours de mangeurs de beignets avec son meilleur ami Ruprecht. Le flash-back qui suit en explique les raisons et détaille les mois qui ont précédé ce tragique événement ; puis le lecteur découvre l'impact et les conséquences de la mort de l'adolescent sur son entourage proche et plus lointain.

Une telle présentation peut laisser imaginer un livre triste et peu engageant. Que l'on se détrompe immédiatement ! L'humour dévastateur et décalé de Paul Murray, un jeune romancier irlandais au talent éblouissant, lui permet d'aborder les sujets les plus graves sans jamais tomber dans l'émotion facile.

Seabrook, un prestigieux pensionnat catholique dublinois, sert de décor. Un établissement pour garçons dans lequel enseignent des prêtres et des laïcs. Des hommes en majorité, qui ne s'apprécient pas nécessairement. L'apparition d'une séduisante remplaçante provoque d'ailleurs un cataclysme qui donne au roman des allures de ''campus novel'' façon David Lodge. Toutefois, Skippy dans les étoiles reste avant tout un incroyable roman d'éducation qui dissèque la psyché adolescente et son cortège de tourments.«Peu à peu, l'horrible vérité commence à t'apparaître : le Père Noël n'était que la pointe émergée de l'iceberg. Ton avenir ne sera pas les montagnes russes que tu as imaginées ; le monde de tes parents, le monde de la vaisselle à faire, du rendez-vous chez le dentiste, des excursions du week-end à l'hypermarché de bricolage pour acheter du carrelage, c'est ce que les gens ont en tête lorsqu'ils parlent de 'la vie'. Désormais, à chaque jour qui passe, c'est une nouvelle porte qui semble se fermer...»

Skippy et ses copains cherchent pourtant à résister à ce douloureux processus de «désonirisation» qui mène vers l'âge adulte, et croient dur comme fer à la possibilité de mondes parallèles merveilleux que suggèrent paradoxalement aussi bien la théorie des cordes que les mythes irlandais ! Si Ruprecht, le surdoué scientifique, s'accroche à l'idée qu'il doit pouvoir entrer en contact avec Skippy, pour les autres, sa mort brutale fracasse beaucoup d'illusions et pose de nombreuses questions. Est-ce sa rupture avec la trop jolie Lori et sa rivalité amoureuse avec le dealer désaxé de cette dernière qui en sont responsables ? Ou bien Skippy aurait-il été victime de la déviance pédophile du père Green ? La vérité se révèlera bien plus complexe...

Impossible d'évoquer tous les thèmes qu'aborde Paul Murray dans un ouvrage kaléidoscope de presque sept-cents pages, aux multiples narrateurs, dont le rythme endiablé ne faiblit pas une seconde ! Mais quel que soit le sujet évoqué, il sait trouver ce ton juste qui retient l'attention.

Un énorme roman dans tous les sens du terme.

Florence Cottin-Bee
( Mis en ligne le 25/03/2013 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2013

lundi 4 mars 2013

La Singulière tristesse du gâteau au citron

La Singulière tristesse du gâteau au citron
de Aimee Bender
L'Olivier 2013 /  22.50 €- 147.38  ffr. / 343 pages
ISBN : 978-2-87929-780-4
FORMAT : 14,1 cm × 20,5 cm

Céline Leroy (Traducteur)

Encombrante empathie


«Tandis que j'avalais cette première bouchée... j'ai senti un changement subtil s'opérer à l'intérieur, une réaction inattendue... Je sentais sans difficulté le chocolat, mais par glissements légers, comme un effet secondaire qui se déroulait, se déployait, j'avais le sentiment que ma bouche se remplissait aussi d'un goût de petitesse, d'une sensation de rapetissement, de contrariété, d'une distance dont je devinais qu'ils étaient liés à ma mère… puis à chaque bouchée : absence, faim, spirale, vide».

Le jour de ses neuf ans, Rose Edelstein se découvre un don singulier en croquant dans le gâteau d'anniversaire que sa mère lui a préparé : comprendre ce que ressentent les autres en mangeant ce qu'ils ont confectionné. Devenir un réceptacle d'émotions, un«médium de la nourriture» se révèle rapidement insupportable pour la petite fille qui va pourtant devoir apprendre à assumer ce pouvoir dont elle se passerait bien.

Rose n'est pas la seule de la famille à posséder une faculté extraordinaire, un grand-père paternel qui ne goûtait pas les autres mais les sentait, un frère capable au sens propre de se fondre dans un objet et un père qui refuse obstinément de mettre les pieds dans un hôpital afin de ne pas connaître sa malédiction personnelle...

De cette idée délicieusement originale, Aimee Bender tire un roman certes très bien écrit mais profondément intrigant car il laisse en suspens une question majeure. Quelle est la signification des éléments fantastiques qu'elle y introduit ? Le cannibalisme métaphorique de Rose la fait souffrir et l'éloigne des autres jusqu'à ce qu'elle parvienne à l'apprivoiser ; quant à son frère, il finit par se transformer en chaise pliante.

Pourquoi pas ? Sauf qu'on en reste là ! La romancière américaine souhaitait peut-être tout simplement proposer à ses lecteurs un conte d'apprentissage un peu fou, sans morale à tirer de l'histoire. On peut en douter et c'est bien ce sentiment d'inachevé qui laisse au final relativement perplexe.

Florence Cottin-Bee
( Mis en ligne le 04/03/2013 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2013

vendredi 1 mars 2013

La Belle indifférence

La Belle indifférence
de Sarah Hall
Christian Bourgois 2013 /  15 €- 98.25  ffr. / 170 pages
ISBN : 978-2-267-02446-3
FORMAT : 12,0 cm × 20,0 cm

Éric Chédaille (Traducteur)


L'empire des sens

Toute incursion dans la prose poétique de Sarah Hall laisse admiratif. Après quatre romans magiques, la Britannique fascine à nouveau avec La Belle indifférence, son premier recueil de nouvelles qui compte sept histoires parfaitement ciselées dans lesquelles la violence qu'elle suggère dégage toujours autant de force que celle qu'elle décrit explicitement. La densité de l'ensemble s'explique aussi par le foisonnant réseau de correspondances et d'échos qu'elle établit entre paysages naturels et corporels, animalité et humanité, quotidien et universel. Quel qu'en soit le décor, le comté de Cumbrie (où est née Sarah Hall), Londres, l'Afrique du Sud ou un lac finlandais, chaque nouvelle raconte un fragment de vie révélateur et met en scène une protagoniste féminine qui se retrouve face à elle-même. Cinq femmes et deux jeunes filles.

Dans «Le parfum du boucher», Kathleen se lie d'amitié avec Manda, une dure à cuire qui fonctionne à l'instinct tout comme ses frères caractérisés par une bestialité que Kathleen choisira sciemment d'utiliser. Dans «La rivière dans la nuit», Dolly, comprend avant tout le monde que son amie Magda va mourir et part chasser pour lui confectionner une étole en vison qu'elle portera dans la tombe. Un geste dans lequel elle met tout son amour. Pourtant la mort de Magda, dont on pourrait supposer Dolly inconsolable, lui enseigne une vérité qu'elle n'imaginait pas : «Je pensais qu'elle allait me manquer et, de fait, son charme et sa gaieté me manquèrent. Sa douce franchise me manqua. Mais elle n'était nullement présente dans mes rêves. La vérité de la mort est chose singulière. Car quand ils nous quittent, les êtres chers sont comme s'ils n'avaient jamais été. En disparaissant de cette terre, ils disparaissent de l'air même. Ne restent que les landes et les montagnes, le monde matériel sur lequel nous nous trouvons et sur lequel nous régnons. Nous sommes les loups. Nous sommes les lions. Après tant de soirées à battre les berges avec les chiens et mes frères, absorbée par un bouillant dessein que je ne comprenais pas vraiment, je rêvais nuit après nuit de la rivière. Je la rêve en ce moment: rivière de parfums volés serpentant à travers notre paradis inversé».

Pour les héroïnes plus âgées des cinq autres nouvelles, les vérités surgissent d'une réflexion sur leur vie amoureuse et sexuelle. Les cinq histoires qui entrelacent désir et manque, présence et absence, proximité et distance dégagent le goût amer du doute et du regret. Une femme qui attend son amant plus jeune à l'hôtel («La belle indifférence»), une autre qui a fui la brutalité de son mari et son village du nord pour se réfugier chez une amie à Londres («Les abeilles»), Hannah dont le mariage est devenu une coquille vide et qui sur les conseils d'une copine s'engage sur la voie des amours tarifées («L'agence»), une dispute qui vire au drame («Elle l'assassina, lui qui était mortel») et une glaçante escapade en Finlande («Vuotjärvi»)

Outre une parfaite maîtrise de la narration (variation entre récits aux première, deuxième et troisième personnes), Sarah Hall s'empare des mots de façon unique. Une écriture viscérale dont la très belle traduction d'Eric Chédaille rend la fulgurance. Magnifique et vertigineux d'intelligence.


Florence Cottin-Bee
( Mis en ligne le 01/03/2013 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2013