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vendredi 26 octobre 2012

Le Monde libre

Le Monde libre
de David Bezmozgis                                           
Belfond 2012 /  22 €- 144.1  ffr. / 407 pages
ISBN : 978-2-7144-5033-3
FORMAT : 14,5 cm × 22,8 cm

Élisabeth Peellaert (Traducteur)


Intermède romain

Premier roman de David Bezmozgis, Le Monde libre illustre parfaitement sa conviction selon laquelle l'essence de toute œuvre d'art provient d'un sentiment de perte irrémédiable.

Rome, juillet 1978. À l'instar de milliers de Juifs soviétiques qui souhaitent émigrer vers le monde libre, la famille Krasnansky quitte la Lettonie et se retrouve à Rome, point de passage nécessaire pour obtenir un visa vers les États-Unis. Trois générations composent la famille, Samuil et Emma, leurs fils, Karl et Alec, mariés respectivement à Rose et Polina, et leurs deux petits-fils. Dans le cas de Samuil, ancien général de l'Armée rouge, communiste pur et dur, il ne s'agit en aucun cas d'un choix mais d'une décision que lui ont imposée les siens. Un diktat qu'il entend bien contester à sa manière. Face aux incertitudes que réserve l'avenir, il préfère se replonger dans le passé et entreprend de rédiger une confession autobiographique.

Deux autres perspectives viennent compléter le regard de Samuil, celle d'Alec, coureur de jupons invétéré, qui voit dans cette aventure l'occasion de multiplier les plaisirs, et celle de Polina qui n'est pas juive et a tout abandonné pour lui.

Comme le confie David Bezmozgis dans l'entretien qu'il nous a accordé, son rôle d'écrivain tient de la mission - raconter l'histoire méconnue des Juifs soviétiques et laisser une trace d'un monde disparu. Cette mission n'est pas sans rappeler celle d'Isaac Bashevis Singer vis-à-vis des Juifs polonais. Le témoignage historique détaillé se double par ailleurs d'une réflexion éclairante sur la réalité complexe qu'entraîne la volonté d'émigrer. Sentiment de dislocation dû au déracinement, nostalgie du passé, doutes se mêlent à une exaltation libératrice face à l'idée d'un avenir meilleur.

L'entreprise était particulièrement ambitieuse, David Bezmozgis s'en sort brillamment.

Florence Bee-Cottin
( Mis en ligne le 26/10/2012 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2012

Entretien avec David Bezmozgis

L'actualité du livre et du DVD
Littératureet Entretiens 
Entretien avec David Bezmozgis - (Le Monde libre, Belfond, Septembre 2012)
- David Bezmozgis, Le Monde libre, Belfond, Septembre 2012, 704 p., 22 €, ISBN : 978-2-7144-5033-3

Invité du Festival America de Vincennes fin septembre 2012 avec Le Monde libre, David Bezmozgis revient ici sur ce premier roman très remarqué et les raisons pour lesquelles il écrit.



Parutions.com : Dans Le Monde libre, vous reprenez le sujet principal de votre recueil de nouvelles, Natasha et autres histoires (éditions 10/18, 2012), à savoir l'expérience de Juifs soviétiques qui quittent la Lettonie pour émigrer au Canada. Pouvez-vous expliquer la manière dont les deux livres se complètent ?

David Bezmozgis : Natasha parlait de l'expérience de Juifs soviétiques immigrés en Amérique du Nord dans les années 1980 et 1990. Des centaines de milliers d'entre eux s'y sont installés à l'époque et j'ai écrit le livre parce que je n'avais vu personne traiter ce sujet. L'Amérique du Nord possède de nombreux écrivains issus de l'immigration et plus particulièrement de l'immigration juive. Une tradition que cette dernière vague d'immigration est venue prolonger. Il se trouve que c'est aussi l'histoire de ma famille et la mienne.

J'avais en effet dans l'idée que Le Monde libre vienne compléter Natasha. On sait tellement peu de choses en Occident sur ce qu'a été l'Union Soviétique et sur ce que les Juifs soviétiques ont vécu. Que cela soit au Canada ou aux États-Unis, et peut-être également en France, la façon dont les gens se représentaient l'immigration juive de Russie datait d'au moins un quart de siècle. Des images en rapport avec l'Holocauste, voire avec Un Violon sur le toit. Le Monde libre actualise cette représentation. Si ces immigrés russes et de l'ex-URSS qui habitent maintenant tant de villes occidentales semblent étranges ou difficiles à comprendre, le roman est là pour aider à expliquer pourquoi ils sont ainsi et ce qui a façonné leur communauté. Et bien sûr derrière mes deux livres, il y a la conviction que la vie de ces personnes est suffisamment intéressante et dramatique pour justifier qu'elle puisse être lue.

Parutions.com : Vous avez quitté la Lettonie pour Toronto avec vos parents à l'âge de six ans. Bien qu'elle ne soit pas autobiographique, votre fiction s'enracine donc dans votre propre expérience. Comment envisagez-vous votre rôle d'écrivain ? S'agit-il pour vous de recréer et donc de sauver un monde disparu de l'oubli ? Peut-on parler de mission ?

David Bezmozgis : Oui, j'ai eu le sentiment d'une mission à remplir. Un sentiment très fort dans le cas de Natasha parce que je pensais que rien n'avait été écrit sur cette communauté spécifique. Mais je crois que c'est vrai pour les deux livres. Il s'agit de laisser une trace d'un monde disparu. Ou plus exactement de mondes disparus. Le monde soviétique bien sûr mais aussi celui qui l'a précédé. La dernière lueur du monde yiddish des Juifs de l'Europe de l'Est tel qu'il existait en Union Soviétique. En tant que membre de la dernière génération en contact physique avec ce monde par l'entremise de mes parents et de mes grands-parents, je pensais qu'il s'agissait de quelque chose que les générations futures ne pourraient pas réaliser. Rien ne peut remplacer le fait de connaître personnellement et intimement les gens sur qui vous écrivez.

Parutions.com : Pour en revenir à votre roman, vous vous y concentrez sur une période de transition cruciale dans l'histoire de la famille Krasnansky. Êtes-vous d'accord avec l'idée que cette période agit sur vos personnages comme un révélateur ?

David Bezmozgis : Oui, je pense que c'est exact. Je suis convaincu que les situations stressantes révèlent qui nous sommes. Par ailleurs, pour certains personnages, il ne s'agit pas seulement du stress et du désarroi dus à l'émigration mais aussi d'une sorte de sentiment de libération du joug soviétique. Malgré la situation perturbante de réfugié, il y a cette exaltation d'avoir franchi le Rideau de fer. Ce double sentiment est très intéressant à exploiter.

Parutions.com : Beaucoup de personnages peuplent le roman et la famille Krasnansky se compose de trois générations. Il y a donc beaucoup de points de vue différents sur ce qu'était la vie en Union Soviétique, sur ce que l'émigration représente et sur le choix de l'endroit où s'installer. Trois voix se font écho, celle de Samuil, le patriarche, celle d'Alec, l'un de ses deux fils, et celle de Polina enfin, l'épouse d'Alec. Aviez-vous cela en tête dès le départ ou avez-vous réfléchi à la possibilité d'une construction différente ?

David Bezmozgis : C'était bien mon idée de départ. Je voulais offrir une représentation aussi complète que possible de ce que les Juifs ont vécu en Union Soviétique mais également de sortir des stéréotypes occidentaux sur la vie en Union Soviétique. Ces trois personnages extrêmement différents me le permettaient. Chacun possède un ton particulier. Celui de Samuil, ancien général de l'Armée rouge, viscéralement attaché au communisme, est grave. Celui de son plus jeune fils Alec, coureur de jupons hédoniste, est nettement plus léger. Pour Polina qui n'est pas juive, c'est encore autre chose. Et puis, il y a tous les autres membres de la famille et les personnages secondaires. J'espère donc que cela fait émerger un tableau exhaustif ou du moins aussi exhaustif que possible.

Parutions.com : Vous utilisez beaucoup l'analepse. Était-ce la meilleure façon de lier le fond et la forme ?
David Bezmozgis : Tous ces gens vivent un moment de transition, ils se trouvent entre deux mondes et le passé exerce donc sur eux une forte influence. Vu qu'ils n'ont pas encore atteint leur destination finale – le Canada, l'Australie ou les États-Unis –, ils ne peuvent pas se projeter correctement dans l'avenir. C'est un peu comme s'ils se sentaient dans trois dimensions en même temps, le passé, le présent et l'avenir. Le défi pour moi consistait à prendre en compte ces trois dimensions pour mieux faire comprendre qui sont ces gens et la manière dont ils se comportent. Un roman autorise ce va et vient dans la chronologie et permet de montrer le rôle que la mémoire et les souvenirs jouent dans notre vie.

Parutions.com : Samuil est un personnage très émouvant, qui refuse d'abandonner ses convictions politiques, ce qui représenterait pour lui une apostasie. Représentait-il pour vous une façon de «remettre les pendules à l'heure» et de corriger une vision déformée que les Occidentaux pourraient avoir des communistes purs et durs ?

David Bezmozgis : J'ai beaucoup d'affection pour Samuil et pour les gens de sa génération. Par la force des choses, ils ont vécu les événements les plus durs du siècle dernier, peut-être d'ailleurs les plus durs de l'histoire. Samuil, comme d'autres, a placé sa foi dans le communisme. Je pense qu'après l'effondrement de l'URSS et du bloc de l'Est, l'idée qu'un grand nombre de personnes puisse avoir adhéré à cette idéologie semble étrange pour ma génération ou la suivante. Pourtant il n'y a pas si longtemps, quelqu'un comme Samuil ne démarquait en rien de la société, il faisait partie de l'avant-garde. Bien sûr, ils se sont rendus responsables de beaucoup de souffrances mais une certaine logique les guidait. Donc, oui, en effet, Samuil me permettait de «remettre les pendules à l'heure». À travers lui, je souhaitais contredire un certain nombre de mythes - lettons, juifs, russes et sionistes entre autres.

Parutions.com : Le seul ami de Samuil à Rome est Josef Roidman, un violoniste unijambiste. Correspond-il à votre définition de l'humour juif ?

David Bezmozgis : Il représente un contre-point ironique au personnage de Samuil. Tout en ayant vécu également des expériences difficiles, il ne réagit pas de la même manière. Face au malheur, il préfère afficher un haussement d'épaules et s'inscrit, en effet, dans la longue tradition de l'humour juif.

Parutions.com : Pour les Juifs soviétiques, la solution la plus simple était Israël. Dans le roman, seule Rose reste une vraie sioniste. Pour quelles raisons les autres personnages rejettent-ils l'idée de s'y installer ou bien refusent-ils d'y retourner comme c'est le cas pour Lyova ?

David Bezmozgis : Pour des raisons politiques, l'endroit le plus facile pour émigrer était en effet Israël. Les premiers Juifs à quitter l'Union Soviétique firent ce choix. Mais ensuite, alors que la plupart des sionistes convaincus avait quitté l'URSS, d'autres Juifs moins marqués idéologiquement ont voulu partir aussi plus par espoir de liberté que par conviction sioniste. La société soviétique était antisémite et la possibilité d'échapper aux restrictions que le régime imposait aux Juifs semblait attirante. Ces derniers souhaitaient repartir de zéro aux États-Unis, au Canada ou dans tout autre endroit qui leur permettrait un avenir meilleur. C'est la même chose pour l'immigration de nos jours. Les gens choisissent les pays occidentaux pour la liberté de mouvement, de religion, d'expression et pour les possibilités de progression dans l'échelle sociale. Dans l'esprit des Juifs, il y avait aussi l'idée que si les choses ne fonctionnaient pas au Canada ou aux États-Unis, il restait toujours la solution d'aller en Israël. Pour des raisons politiques, cela ne marchait pas dans le sens inverse. Une fois installé en Israël, il était beaucoup plus difficile pour un Juif d'émigrer vers un autre pays. C'est le cas de Lyova. Je montre aussi dans le roman pourquoi certains Juifs refusaient le choix d'Israël, cela s'explique principalement par la peur de la guerre et du terrorisme. Après avoir terriblement souffert sur plusieurs générations de guerres et de persécutions, beaucoup souhaitaient seulement connaître une certaine paix pour eux et leurs enfants.

Parutions.com : Le Monde libre évoque de nombreux faits historiques mais fourmille également d'anecdotes réalistes. Quelles recherches avez-vous effectuées ?

David Bezmozgis : J'ai beaucoup lu sur l'Union Soviétique et son histoire mais aussi sur l'Italie du vingtième siècle. J'ai passé quatre mois à Rome pour apprendre à connaître la capitale italienne et les villes avoisinantes qui servent de décor au roman. Et bien sûr, j'ai interviewé des gens qui ont vécu cette expérience à Rome, des membres de ma famille et des amis de Toronto.

Parutions.com : Émigrer implique également d'apprendre de nouvelles langues. Quel rôle joue l'espéranto dans le roman ? Le parlez-vous ?

David Bezmozgis : Lorsque je faisais mes recherches historiques, je suis tombé sur de multiples références à l'espéranto que la jeunesse révolutionnaire apprenait dans les années trente. Cela me semblait naturel de l'inclure dans le roman et qu'il y joue finalement un rôle important. J'ai commencé à l'apprendre et même si j'ai arrêté, cette langue m'intéresse toujours car elle est totalement à la marge. La communauté qui parle l’espéranto est toute petite et pourtant cette communauté existe. J'aime l'idée de consacrer du temps à quelque chose d'un peu irréaliste.

Parutions.com : Quels souvenirs d'enfant gardez-vous de la Lettonie ? Quel a été votre sentiment quand vous y êtes retourné en voyage ?

David Bezmozgis : Je n'avais que six ans lorsque je suis parti, je n'ai donc que peu de souvenirs et aucun ne me semble vraiment marquant. J'y suis retourné une fois en 2003. Toute ma famille a émigré ainsi que presque tous les amis de mes parents. Ce retour «à la maison» a donc constitué une expérience étrange. Non pas déplaisante mais bizarre et empreinte de mélancolie. Je me sentais lié à cet endroit mais le lien était ténu et appartenait au passé. Cela dit, il existe et j'essaie de me tenir au courant de ce qui se passe là-bas. C'est l'endroit où je suis né et cela signifie quelque chose pour moi.

Parutions.com : Comment vos parents ont-ils réagi quand vous leur avez annoncé votre volonté de devenir écrivain ?

David Bezmozgis : Mes parents souhaitaient me voir obtenir un emploi stable. Ma mère continue à dire que j'aurais pu être avocat et écrire à côté !

Parutions.com : Vous avez également écrit et réalisé un film Victoria Day. Envisagez-vous d'adapter Le Monde libre au cinéma ?
David Bezmozgis : Bien que je pense que l'on puisse en faire un film, rien ne me presse. J'ai passé sept ans à écrire ce roman, je suis content de faire autre chose maintenant. Je serais tout à fait content de laisser quelqu'un d'autre réaliser un tel projet !

Parutions.com : Êtes-vous un lecteur éclectique ?

David Bezmozgis : En fait, j'aime relire les mêmes auteurs et les mêmes livres, Leonard Michaels (dont le roman Sylvia est traduit en français), J.M. Coetzee, Dennis Johnson, Isaac Babel. Je lis aussi beaucoup dans le domaine de la non-fiction lorsque j'effectue des recherches. Par contre, je ne lis pas de policiers ou de livres qui parlent de vampires ou de zombies. Donc non, je ne me considère pas comme très éclectique.

Parutions.com : Quels sont vos projets en cours ?
David Bezmozgis : Je suis en train d'écrire un autre roman et j'ai également adapté ma nouvelle Natasha pour en faire un long-métrage que j'espère réaliser l'été prochain.

Parutions.com : Un grand merci à vous.

Entretien réalisé par email et traduit par Florence Bee-Cottin
( Mis en ligne le 26/10/2012 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2012

dimanche 21 octobre 2012

Entretien avec Rebecca Makkai

Entretien avec Rebecca Makkai - (Chapardeuse, Gallimard, Août 2012)


- Rebecca Makkai, Chapardeuse, Gallimard, Août 2012, 367 p., 21 €, SBN : 978-2-07-013220-1 


Partons à la rencontre de Rebecca Makkai, invitée du dernier Festival America de Vincennes fin septembre 2012 avec son délicieux Chapardeuse.


Parutions.com : Pouvez-vous présenter aux lecteurs qui n'ont pas encore savouré Chapardeuse le duo improbable que vous avez imaginé et le voyage extraordinaire qu'ils entreprennent ?
Rebecca Makkai : Lucy Hull a vingt-six ans, elle est devenue bibliothécaire un peu par hasard mais s'est heureusement découvert une passion pour ce métier et les enfants qu'elle y rencontre. Ian est un enfant de dix ans, intelligent et solitaire qui vient presque quotidiennement se réfugier à la bibliothèque. Ses parents, des chrétiens conservateurs et fondamentalistes cherchent à le protéger de ce qu'ils considèrent être des influences néfastes. Ils restreignent et guident ses lectures puis, lorsqu'ils sentent que Ian pourrait devenir homosexuel, l'inscrivent à un programme de thérapie anti-gay. Ian s'enfuit à la bibliothèque et, en utilisant le chantage, oblige Lucy à prendre sa voiture et parcourir les États-Unis avec lui.

Parutions.com : Ces programmes homophobes que résume le terme effrayant de «thérapie réparatrice» sont majoritairement instaurés et défendus par des groupes de chrétiens fondamentalistes. Dans le roman, il s'agit d'une église évangéliste, le Ministère du cœur joyeux que dirige le pasteur Bob, un personnage sulfureux qui n'apparaît jamais. Pourquoi ce choix de ne pas le montrer ?
Rebecca Makkai : Il était assez tentant de le montrer. J'avais imaginé Lucy assister incognito à un service et observer le pasteur Bob. Mais en y réfléchissant davantage, j'ai trouvé qu'une telle scène ne correspondrait pas du tout aux thèmes du roman. À bien des égards, c'est un livre sur les histoires, les histoires que nous nous racontons et celles que nous racontons aux autres. Lucy essaie également de comprendre les histoires diverses qu'elle a entendues sur son père. Les décisions, justes ou pas, qu'elle prend à propos de Ian s'expliquent pour la plupart d'entre elles par les histoires qui entourent le pasteur et par ce qu'elle imagine de la vie de Ian avec ses parents. En montrant le pasteur Bob observé par Lucy, j'aurais perdu un peu de ce thème de la perception et des erreurs d'interprétation.

Parutions.com : Les psychiatres condamnent fermement ces programmes et les jugent nuisibles pour les jeunes. Le président d'Exodus International a récemment déclaré que l'organisation n'aurait désormais plus recours à la «thérapie réparatrice». Pensez-vous qu'une loi puisse un jour l'interdire ?
Rebecca Makkai : Cela vient tout juste d'être fait en Californie qui a interdit ce type de thérapie pour les mineurs. Cela restera probablement toujours légal pour les adultes qui entreprennent cette démarche de leur propre chef mais comme les pédiatres et les psychiatres continuent à s'élever contre le danger que ces thérapies représentent pour les enfants, je pense que dans la prochaine décennie elles deviendront illégales dans beaucoup d'autres états. Le problème reste la pression que le clergé pourra continuer à exercer sur ces jeunes.

Parutions.com : En ce qui concerne les droits des homosexuels, les États-Unis ont-ils, à votre avis, encore de gros progrès à faire ?

Rebecca Makkai : Oui, mais la situation varie énormément selon l'endroit où l'on se trouve. Si l'on compare Boston à une petite ville rurale et conservatrice, on n'a pas seulement l'impression de deux pays différents, c'est comme si l'on y vivait à deux siècles différents. Cependant les choses ont beaucoup évolué de manière positive ces dix dernières années, ce qui me semble de bon augure. L'une des raisons pour lesquelles je suis optimiste est que les jeunes Américains soutiennent très majoritairement les droits des homosexuels. L'intolérance qui caractérisait leurs aînés s'éteint avec eux.

Parutions.com : Il y a dans l'éducation que reçoit Ian un élément qui perturbe Lucy. Au début du roman, sa mère remet à Lucy une liste de thèmes interdits en littérature ce qui implique énormément de livres que Ian ne peut pas lire car il ne contiennent pas un «souffle divin». Avant de vivre de votre plume, vous étiez enseignante en primaire. Avez-vous rencontré ou entendu parler de parents évangélistes ou non agissant ainsi ?

Rebecca Makkai : J'ai enseigné dans une école Montessori pendant douze ans et j'ai travaillé avec des familles merveilleuses. Pour moi, Ian et sa famille ne pouvaient pas ressembler à des personnes que j'ai côtoyées à cette époque, je m'y sentais moralement obligée. Heureusement que je n'ai pas eu à vivre ce genre de situation ! Par contre, j'ai bel et bien entendu parler de parents se comportant ainsi et j'ai emprunté la phrase «les livres qui contiennent le souffle divin» à une anecdote que l'on m'a racontée sur une mère qui exigeait cela pour son enfant.

Parutions.com : Lucy ne supporte pas l'oppression parentale que subit Ian. L'idée que l'on puisse ainsi étouffer une personnalité en devenir la révolte. Elle cherche donc désespérément à aider le jeune garçon. Pourtant dans cette histoire d'enlèvement mutuel, Ian n'aide-t-il pas paradoxalement Lucy ?

Rebecca Makkai : Je ne sais pas si cette aventure l'aide ou améliore sa vie mais en tout cas elle en tire une leçon. Il me semblait important que ce voyage ne soit pas pour elle l'occasion de fuir quelque chose de mal. En fait, elle ne possède pas d'attaches dans le monde qu'elle s'est choisi, elle est loin de ses racines et elle n'a pas de liens affectifs forts. Ce n'est pas pour cela qu'elle s'enfuit (si c'était le cas, il y avait des moyens plus simples de quitter la ville) mais cela explique pourquoi il lui est un peu plus facile de tout quitter pour Ian. Je n'aurais pas pu écrire la même histoire en mettant en scène une Lucy bien intégrée et heureuse. Par contre, je ne suis pas sûre que sa situation personnelle soit meilleure à la fin du livre, elle est peut-être même pire d'une certaine manière. Mais la leçon de sagesse qu'elle en tire constitue une sorte de rédemption.

Parutions.com : Lucy semble parfois se persuader d'avoir agi de la bonne façon. Peut-on dire qu'elle se sent responsable mais pas coupable ?
Rebecca Makkai : Elle n'en est jamais convaincue. Plus le voyage se prolonge, plus elle doute d'elle-même et de tout ce qu'elle pensait savoir de Ian. Elle raconte l'histoire cinq ans après les faits et le peu que nous savons de sa vie à ce moment là est qu'elle se sent encore rongée par la culpabilité et l'inquiétude. Elle dit dès la première ligne qu'elle pourrait être la méchante de l'histoire. Si elle espère à la fin du roman qu'un espoir existe pour Ian, ce n'est pas dû au voyage qu'ils ont fait ensemble mais à la liste de lectures qu'elle parvient à lui transmettre. C'est vraiment l'histoire d'une personne animée de bonnes intentions qui prend les mauvaises décisions et s'en rend compte.

Parutions.com : Dans quelle mesure pouvez-vous adapter la célèbre phrase de Flaubert, «Madame Bovary, c'est moi», à Lucy et vous ?

Rebecca Makkai : Dans une toute petite mesure. Mon père, un réfugié hongrois, était poète et enseignait la linguistique. Le père de Lucy est également réfugié mais d'origine russe et il est mafioso. J'ai travaillé avec des enfants comme Lucy. Mais cela ne m'intéresse pas de créer des personnages qui pensent comme moi. Certains écrivains veulent se projeter sur la page, moi j'écris pour échapper à la vie de tous les jours, pour faire l'expérience d'un monde qui n'est pas le mien, pour rencontrer d'autres opinions. Les mêmes raisons, en fait, qui poussent beaucoup de gens à lire ou à regarder un film.

Parutions.com : L'histoire se déroule après le 11 septembre, pendant la présidence de G.W. Bush. Vous y faites allusion au Patriot Act qui venait répondre à l'attaque terroriste. Lucy considère que le Patriot Act est incompatible avec le Premier Amendement auquel elle est très attachée pour les valeurs qu'il défend. Au-delà du traumatisme évident, qu'est-ce-que le 11 septembre a modifié dans la société américaine ?
Rebecca Makkai : C'est une question très complexe. Fondamentalement je pense que pour les gens de ma génération, j'avais alors vingt-trois ans, les événements du 11 septembre ont éveillé une prise de conscience politique. Dans les années 1980 et 1990, il était possible d'être apathique sur le plan politique, de penser que nous vivions dans notre bulle. Nous avons dû nous mettre à réfléchir en termes de politique mondiale ce qui n'avait pas été le cas depuis les années 60. J'esquive peut-être votre question mais je raisonne surtout sur le plan littéraire et depuis onze ans la fiction s'est largement politisée.

Parutions.com : Nous évoquions ce qui vous rapprochait de Lucy. Contrairement à elle, qui prend la décision de ne pas avoir d'enfant par peur de souffrir, vous avez deux petites filles, comprenez-vous ce sentiment vis-à-vis de la maternité ?
Rebecca Makkai : Dans le cas de Lucy, cette décision, plus qu'une revendication idéologique, s'explique par sa conviction que si elle a des enfants, elle comprendra ce qu'elle a fait vivre aux parents de Ian et ne pourra pas le supporter. Je n'ai jamais eu d'états d'âme par rapport au fait de devenir mère, je ne pense pas que cela soit le cas pour toutes les femmes.

Parutions.com : De par son métier de bibliothécaire, Lucy voit et ressent le monde au travers d'un prisme particulier, celui de la littérature. Vous jouez beaucoup avec l'intertextualité dans Chapardeuse. Aviez-vous dès le départ dans l'idée d'intégrer autant de références littéraires ?

Rebecca Makkai : Au départ, je ne savais pas que Lucy serait bibliothécaire mais une fois cela décidé, il était évident pour moi qu'elle serait une narratrice très littéraire, cantonnée dans un monde d'histoires. Je pensais même au début à imaginer une rencontre sur la route entre Ian et Lucy et des personnages tout droit sortis de grands classiques (par exemple Gatsby de F. Scott Fitzgerald), finalement j'y ai renoncé car cette vision faussée du monde était trop partielle et ne concernait que Lucy. Elle emprunte à plusieurs reprises le rythme et le vocabulaire de certains livre pour enfants bien connus. La première partie que j'ai écrite se déroule juste après leur départ de la ville. Le style s'y apparente à celui de L. Frank Baum dans ses romans sur le pays d'Oz. Il me fallait relier tout ce qui se passait dans la tête de Lucy, la panique, la culpabilité, l'examen des différentes options possibles et tout me semblait très prévisible. Je me suis rendu compte que la seule manière dont elle pouvait justifier ses actes demeurait le fait de s'en dissocier et de les observer de façon volontairement indirecte. Elle se raconte donc l'aventure et je la laisse faire. Ensuite, il a été très amusant de trouver d'autres moments dans le roman où elle peut faire la même chose par ennui, désespoir ou tout simplement par humour.

Parutions.com : L'intertextualité crée, bien sûr, une complicité avec le lecteur. Aviez-vous cela en tête également ?

Rebecca Makkai : Je voulais rappeler aux lecteurs les premiers livres qu'ils ont adorés. Citer et jouer avec les textes qu'une fois devenus adultes, ils ont peut-être oubliés. Lorsque je fais des séances en librairie, je choisis souvent de lire le chapitre dans lequel Lucy remplit le sac à dos de Ian avec des livres. À chaque fois, quelqu'un vient me dire que l'un de ces livres était celui qu'il préférait, étant enfant. C'est merveilleux de voir tous ces gens se remémorer leurs premières amours littéraires. Parmi ces références, il y en a sans doute que la traduction ne peut pas rendre mais j'espère que les lecteurs non-anglophones ressentent également ce que je souhaitais faire.

Parutions.com : Chapardeuse rend hommage à la littérature mais aussi au pouvoir qu'elle détient. En réponse à la liste de Mme Drake, Lucy transmet à Ian comme cadeau d'adieu, une liste qui l'aidera à accepter qui il est quand il grandira. Vous avez posté sur You Tube une vidéo très intéressante qui s'adresse plus particulièrement aux jeunes de la communauté LGBT. Vous êtes comme Lucy convaincue que les livres peuvent nous sauver et modifier la perception que nous avons de nous-mêmes. Qualifieriez-vous ce pouvoir de subversif ?
Rebecca Makkai : Absolument. J'avais environ sept ans quand j'ai découvert dans un roman que le Père Noël n'existait pas. J'ai couru voir ma mère, le livre ouvert à la main comme preuve irréfutable. J'ai compris ce jour-là que les livres étaient des fenêtres ouvertes sur d'autres paradigmes, d'autres systèmes de croyances et d'autres conceptions du monde. J'ai toujours gardé cette conviction depuis, aussi bien quand je lis que lorsque j'écris.

Parutions.com : La bibliothèque où Lucy rencontre Ian représente pour le petit garçon un refuge et un espace de liberté. Et pour vous, que représente une bibliothèque?
Rebecca Makkai : Lorsque j'étais enfant, un lieu de découverte libre, presque subversif pour utiliser votre expression. Plus tard, j'ai compris l'importance de l'information gratuite, d'équipements et d'endroits mis à disposition où les citoyens peuvent s'éduquer par eux mêmes dans n'importe quel domaine. Maintenant, en tant que maman, j'y vois un endroit où je peux travailler tranquillement sur un nouveau livre sans crainte d'être interrompue. Je peux même y apporter mon café, à condition qu'il ait un couvercle !

Parutions.com : Le goût de lire est-il inné ou acquis, selon vous ?


Rebecca Makkai : Je pense que le besoin d'histoires est inné, nous le constatons avec des cultures qui ne possèdent pas de tradition écrite. Le goût de la lecture qui permet donc d'accéder à ces histoires a lui besoin d'être stimulé.

Parutions.com : Le titre français désigne quelqu'un qui commet de petits vols (''pilferer'' en anglais). Il sonne beaucoup mieux à l'oreille mais ne correspond pas exactement au titre américain (The Borrower) qui résume parfaitement le contenu du roman. Qu'en pensez-vous ?
Rebecca Makkai : L'avantage du mot «borrower» (un substantif non sexué) est qu'au départ il se réfère à Ian comme usager de la bibliothèque. Ensuite, il devient clair que Lucy emprunte également Ian. Emprunter est un verbe que nous utilisons volontiers pour décrire un auteur qui utilise les techniques littéraires d'un autre, ce que fait Lucy en racontant son histoire à la manière de grands classiques pour enfants. Dommage que ces résonances se perdent dans la traduction mais en fin de compte le titre est traduit plus fidèlement qu'en italien ou en portugais par exemple où l'on s'éloigne plus de l'idée de départ. Mais chaque traduction met en valeur un aspect différent du livre, chose que j'ai beaucoup appréciée. Par contre en anglais, The Pilferer, ça ne marcherait pas du tout, cela me fait penser aux Vikings !

Parutions.com : Avez-vous vraiment écrit votre première histoire à l'âge de trois ans ?
Rebecca Makkai : J'ai appris à lire toute seule quand j'avais trois ans et j'ai commencé à écrire des histoires dès que j'ai réussi à tenir un crayon correctement. Je me souviens avoir écrit des histoires sur les Schtroumpfs. Devenue adulte, j'ai découvert dans un placard chez ma mère un petit livre que j'avais fait quand j'avais environ six ans, cela s'appelait La Main de rien. J'ai utilisé ce titre dans le roman, c'est le titre de la contribution de Ian pour le concours d'histoires de la bibliothèque. Bien que son histoire n'ait rien à voir avec la mienne qui était assez dérangeante et mettait en scène des enfants nus qu'une main géante jetait en prison.

Parutions.com : La rédaction de Chapardeuse vous a pris de longues années. Entre-temps, vous avez écrit et publié des nouvelles qui ont obtenu d'élogieuses critiques. Maîtriser une forme courte vous a-t-il aidée?

Rebecca Makkai : Oui. Cela m'a donné confiance et permis de voir que je pouvais mener une intrigue à son terme. Toutefois, il s'agit de deux formes artistiques complètement différentes. Écrire une nouvelle, c'est comme peindre un petit portrait. Écrire un roman, c'est comme réaliser une peinture murale qui, lorsque vous travaillez dessus, est trop proche pour que vous puissiez la distinguer dans son ensemble. Ce qui implique une série de défis différents de ceux que rencontre le nouvelliste. Mais j'adore les deux formes et je vais continuer à écrire des nouvelles.

Parutions.com : Avez-vous envie d'écrire de la littérature jeunesse ? Et si vous aviez adopté le point de vue de Ian et l'aviez choisi comme narrateur, comme Huck dans Les Aventures d'Huckleberry Finn ?
Rebecca Makkai : J'aime beaucoup les livres pour enfants mais je ne me sens pas particulièrement attirée par la littérature jeunesse qui cible les adolescents. J'aimerais bien écrire un roman pour de jeunes lecteurs peut-être quand mes filles atteindront l'âge de Ian. J'ai pensé très brièvement à choisir Ian comme narrateur (en tant que romancière, je dois envisager toutes les possibilités) mais j'ai compris tout de suite que je n'y arriverais pas sur trois cents pages. À l'époque, j'étais toujours enseignante, alors si en rentrant à la maison j'avais dû passer mon temps dans la tête de Ian, je pense que je serais devenue folle !

Parutions.com : Vous travaillez actuellement sur un second roman. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Rebecca Makkai : L'action se situe à l'endroit où j'habite, non loin de Chicago. C'est l'histoire d'une maison d'artiste qui est devenue une propriété privée. Le passé de cette maison se dévoile peu à peu alors que nous remontons dans le temps. C'est une énigme littéraire, une histoire de fantômes et une histoire d'amour. Pour l'instant, le roman s'appelle The Happensack (un mot qui ne veut rien dire !).

Parutions.com : Une toute dernière question, un peu plus personnelle. Avez-vous réalisé à trente-quatre ans tous vos rêves de petite fille ?
Rebecca Makkai : Le problème avec une carrière artistique, c'est que l'on ne reste pas longtemps satisfait de ce que l'on parvient à faire. On se fixe toujours de nouveaux buts à atteindre. L'ambition ne me rend pas heureuse mais elle me pousse à continuer à travailler et le travail, lui, me rend heureuse. Cela dit, tant que je peux vivre de ma plume, je ne peux vraiment pas me plaindre.

Parutions.com : Un très grand merci à vous.

Entretien réalisé par email et traduit de l'anglais (USA) par Florence Bee-Cottin
( Mis en ligne le 19/10/2012 )
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