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vendredi 21 septembre 2012

Bois Sauvage


Bois Sauvage                                                                          
Jesmyn Ward
Traduit de l'américain par Jean-Luc Piningre
Editions Belfond (Littérature étrangère)
19,50 €
352p.
ISBN : 978-2-7144-5316-7



Du sang et des larmes

De la première à la dernière page, Bois Sauvage de l'Américaine Jesmyn Ward est un roman qui prend aux tripes. Sans doute parce que la violence terrible qu'il dégage se voit maîtrisée et sublimée par le recours à un langage figuré qui écarte le texte du seul naturalisme et l'empreint d'un puissant lyrisme.
Sans doute également parce qu'il y a beaucoup de Jesmyn Ward, elle-même dans cette histoire d'une famille afro-américaine pauvre du Mississippi, frappée de plein fouet par l'ouragan Katrina en 2005.
Un traumatisme que la romancière a eu beaucoup de mal à surmonter et une tragédie qu'elle ne veut pas voir s'effacer de la mémoire collective.
Sans doute enfin parce que la narratrice et proganiste de Bois Sauvage est un personnage singulier, à mille lieues des clichés misérabilistes.
Esch, quatorze ans, vit entourée d'hommes depuis la mort de sa mère qui a succombé à son dernier accouchement. Son père, alcoolique et violent, ses frères, Randall qui espère percer dans le basketball, Skeeter, indissociable de China, sa chienne pitbull qu'il entraîne pour des combats sanglants et Junior, le plus jeune, qui se sent souvent délaissé. Et puis les copains de ses frères avec qui elle a des relations sexuelles consenties depuis qu'elle a douze ans. Manny en particulier « Il m'épluchait comme une orange, c'est l'autre moi qu'il voulait. Le cœur mûr et charnu, le cœur chaud et humide que les gars devinent sous mon corps de garçon, sous la peau noire, ma tête pas jolie. Un cœur de fille qui se laissait prendre par les autres avant lui, parce qu'ils le voulaient, pas parce que je le leur donnais... C'était différent avec Manny … Il voulait l'autre cœur, je lui ai donné les deux. »
Esch sait que Manny est le père de l'enfant qu'elle porte mais préfère tenir sa grossesse cachée le plus longtemps possible. Malgré ce corps qui la fait souffrir et l'angoisse qui la submerge à l'idée de devenir mère en l'absence de celle qui lui manque tant, la jeune fille puise dans sa rage de vivre la volonté pour tenir.
Déjà bien malmenés par la vie, Esch et les siens s'apprêtent de plus à faire face à un cataclysme qui s'annonce dévastateur.
Les douze chapitres de Bois Sauvage correspondent aux dix jours qui précèdent l'arrivée de Katrina, puis à la journée où l'ouragan frappe et au lendemain de la catastrophe qui fait office de catharsis et soude la famille.
« J'attacherai mes petits cailloux avec des ficelles, je les suspendrai au-dessus de mon lit pour qu'ils brillent dans le noir et qu'ils racontent l'histoire de Katrina, la mère qui a envahi le golfe pour tout massacrer, dans un chariot si grand, si noir que les Grecs auraient dit que la tempête chevauchait les dragons. Une mère assassine qui nous prit tout sauf la vie, qui nous laissa nus et groggy comme des nouveau-nés, ridés comme des chiots aveugles, ruisselants comme des serpents dans leur œuf brisé. »
Omniprésent, le personnage de Médée fascine Esch qui voit dans sa propre histoire une incarnation du célèbre mythe. Bois Sauvage prend alors une autre dimension. On ne peut en effet réduire le roman à une dénonciation crue et sans concession du quotidien ici misérable d'une communauté afro-américaine toujours victime de discrimination raciale et qui ne croit pas en la possibilité d'un avenir meilleur.
Un message plus universel se dégage. Quelle que soit la nature du désastre, il faut se battre pour survivre. Un combat nécessairement sauvage ce qu'exprime clairement le titre original (difficilement traduisible) Salvage the Bones qui joue sur les paronymes salvage (sauver) et savage (sauvage). Le titre français reprend lui le nom de la petite ville imaginaire de Bois Sauvage où vivent les personnages et qui ressemble beaucoup selon la romancière à DeLisle, la ville du Mississippi dont elle est originaire.
Nourrie de poésie et de hip-hop, la prose musicale de Jesmyn Ward véhicule des images souvent dures et sordides, parfois à la limite du soutenable mais célèbre aussi l'amour, la tendresse et l'espoir.
Un chant bouleversant, un choc de lecture.
Bois Sauvage , pour lequel Jesmyn Ward a obtenu en 2011 le très prestigieux National Book Award, possède tout simplement cette magie particulière qui caractérise les grands romans.

Florence Bee-Cottin
(mis en ligne sur parutions.com le 12/09/2012)


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