Jesmyn
Ward
Traduit
de l'américain par Jean-Luc Piningre
Editions
Belfond (Littérature étrangère)
19,50
€
352p.
ISBN :
978-2-7144-5316-7
Du
sang et des larmes
De la
première à la dernière page, Bois Sauvage de l'Américaine
Jesmyn Ward est un roman qui prend aux tripes. Sans doute parce que
la violence terrible qu'il dégage se voit maîtrisée et sublimée
par le recours à un langage figuré qui écarte le texte du seul
naturalisme et l'empreint d'un puissant lyrisme.
Sans
doute également parce qu'il y a beaucoup de Jesmyn Ward, elle-même
dans cette histoire d'une famille afro-américaine pauvre du
Mississippi, frappée de plein fouet par l'ouragan Katrina en 2005.
Un
traumatisme que la romancière a eu beaucoup de mal à surmonter et
une tragédie qu'elle ne veut pas voir s'effacer de la mémoire
collective.
Sans
doute enfin parce que la narratrice et proganiste de Bois Sauvage
est un personnage singulier, à mille lieues des clichés
misérabilistes.
Esch,
quatorze ans, vit entourée d'hommes depuis la mort de sa mère qui a
succombé à son dernier accouchement. Son père, alcoolique et
violent, ses frères, Randall qui espère percer dans le basketball,
Skeeter, indissociable de China, sa chienne pitbull qu'il entraîne
pour des combats sanglants et Junior, le plus jeune, qui se sent
souvent délaissé. Et puis les copains de ses frères avec qui elle
a des relations sexuelles consenties depuis qu'elle a douze ans.
Manny en particulier « Il m'épluchait comme une orange,
c'est l'autre moi qu'il voulait. Le cœur mûr et charnu, le cœur
chaud et humide que les gars devinent sous mon corps de garçon, sous
la peau noire, ma tête pas jolie. Un cœur de fille qui se laissait
prendre par les autres avant lui, parce qu'ils le voulaient, pas
parce que je le leur donnais... C'était différent avec Manny … Il
voulait l'autre cœur, je lui ai donné les deux. »
Esch
sait que Manny est le père de l'enfant qu'elle porte mais préfère
tenir sa grossesse cachée le plus longtemps possible. Malgré ce
corps qui la fait souffrir et l'angoisse qui la submerge à l'idée
de devenir mère en l'absence de celle qui lui manque tant, la jeune
fille puise dans sa rage de vivre la volonté pour tenir.
Déjà
bien malmenés par la vie, Esch et les siens s'apprêtent de plus à
faire face à un cataclysme qui s'annonce dévastateur.
Les
douze chapitres de Bois Sauvage correspondent aux dix jours
qui précèdent l'arrivée de Katrina, puis à la journée où
l'ouragan frappe et au lendemain de la catastrophe qui fait office de
catharsis et soude la famille.
« J'attacherai
mes petits cailloux avec des ficelles, je les suspendrai au-dessus de
mon lit pour qu'ils brillent dans le noir et qu'ils racontent
l'histoire de Katrina, la mère qui a envahi le golfe pour tout
massacrer, dans un chariot si grand, si noir que les Grecs auraient
dit que la tempête chevauchait les dragons. Une mère assassine qui
nous prit tout sauf la vie, qui nous laissa nus et groggy comme des
nouveau-nés, ridés comme des chiots aveugles, ruisselants comme des
serpents dans leur œuf brisé. »
Omniprésent,
le personnage de Médée fascine Esch qui voit dans sa propre
histoire une incarnation du célèbre mythe. Bois Sauvage
prend alors une autre dimension. On ne peut en effet réduire le
roman à une dénonciation crue et sans concession du quotidien ici
misérable d'une communauté afro-américaine toujours victime de
discrimination raciale et qui ne croit pas en la possibilité d'un
avenir meilleur.
Un
message plus universel se dégage. Quelle que soit la nature du
désastre, il faut se battre pour survivre. Un combat nécessairement
sauvage ce qu'exprime clairement le titre original (difficilement
traduisible) Salvage the Bones qui joue sur les paronymes
salvage (sauver) et savage (sauvage). Le titre français reprend lui
le nom de la petite ville imaginaire de Bois Sauvage où vivent les
personnages et qui ressemble beaucoup selon la romancière à
DeLisle, la ville du Mississippi dont elle est originaire.
Nourrie
de poésie et de hip-hop, la prose musicale de Jesmyn Ward véhicule
des images souvent dures et sordides, parfois à la limite du
soutenable mais célèbre aussi l'amour, la tendresse et l'espoir.
Un
chant bouleversant, un choc de lecture.
Bois
Sauvage , pour lequel Jesmyn Ward a obtenu en 2011 le très
prestigieux National Book Award, possède tout simplement
cette magie particulière qui caractérise les grands romans.
Florence
Bee-Cottin
(mis en ligne sur parutions.com le 12/09/2012)
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2012
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