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vendredi 15 juillet 2011

Les aventures d'un idéaliste


Les aventures d’un idéaliste - et autres nouvelles inédites
de Isaac Bashevis Singer
Stock- La Cosmopolite 2011 / 19 €- 124.45 ffr. / 240 pages
ISBN : 978-2-234-06435-5
FORMAT : 14cm x 20cm

Traduction de Marie-Pierre Bay et Nicolas Castelnau-Bay

Un monde à part

Comme l’on pouvait s’y attendre, Les aventures d’un idéaliste, recueil de treize nouvelles jusqu’ici inédites en français, permet une nouvelle fois d’apprécier l’immense talent de conteur d’Isaac Bashevis Singer, Prix Nobel de Littérature en 1978 disparu en 1991, et de méditer sur la tension si caractéristique qui habite son œuvre.

Né en Pologne en 1904, fils et petit-fils de rabbins, Singer s’éloigne très jeune de la voie qui semble tracée pour suivre l’exemple de son frère Joshua qui a choisi l’écriture. Dans les années 30, tous deux pressentent la catastrophe imminente et décident de quitter le Vieux Monde pour le Nouveau. Isaac rejoint Joshua à New York en 1935, laissant derrière lui une culture yiddish promise à l’extinction, qu’il n’aura de cesse de sauver de l’oubli. Si l’adaptation aux Etats-Unis est difficile pour Singer, elle le sera bien plus encore pour les survivants de l’Holocauste dont l’indicible souffrance hante une autre partie de ses écrits.

Toujours à mi-chemin entre scepticisme et foi, Singer ne cesse de s’interroger sur cette omniprésence du mal sur terre, exemplifiée par la destinée tragique du peuple élu. Face à une justice divine incompréhensible qui s’apparente à une trahison, la fiction lui permet de livrer contre le «Hitler céleste», une «guerre privée» dont ses romans et nouvelles sont autant de batailles. Pour ce farouche antirationaliste, l’homme serait cependant fou de se juger capable de tout comprendre.

Dans son univers très particulier, les personnages se débattent entre tradition et modernité, orthodoxie sclérosante et liberté de pensée dangereuse, engagement religieux et apostasie. Qu’il situe le décor en Pologne ou aux Etats-Unis, Singer explore toujours leurs désirs, leurs obsessions, leurs doutes. Suivant le thème de son histoire, il choisit pour les exprimer deux formes à première vue incompatibles, le réalisme ou le fantastique, et pourtant bien souvent opte pour un mélange des deux. Le recueil illustre à merveille les trois possibilités.

Dans la veine réaliste figurent entre-autres Exes qui met en scène la rencontre de deux anciens époux et l’illusion d’un nouveau possible qui s’évanouit rapidement, Le Tableau où un peintre se venge de l’infidélité de sa femme par l’intermédiaire d’une toile, Le Mathématicien qui sonde la psychologie d’un homme en proie à une jalousie dévorante, Le Projet immobilier qui voit le protagoniste perdre sa fortune et sombrer dans la folie, ou encore Deux, la bouleversante histoire de deux rescapés de l’Holocauste qui ont décidé d’en finir.

Pour l’aspect purement fantastique, on se régalera avec Heshele et Hanele ou le pouvoir d’un rêve, un conte merveilleux dans lequel une prémonition rêvée devient réalité pour le bonheur des deux héros. Fantastique pour le lecteur mais pas vraiment pour Singer qui croyait en l’existence des rêves prophétiques tout comme en celle des esprits démoniaques ou de la métempsycose. D’où l’intrusion fréquente d’éléments surnaturels dans des récits par ailleurs réalistes. L’Oiseau, première nouvelle du recueil, en offre un bien joli exemple. La perruche qui vient se poser sur le bord de la fenêtre du narrateur ne serait-elle pas la réincarnation de la femme aux yeux noirs qu’il a tant aimée avant sa mort tragique au cours de la Seconde Guerre mondiale ?

«Au bout du compte, que reste-t-il après nous les écrivains ? Rien qu’un tas de papier». C’est ce qu’affirme dans Les Aventures d’un idéaliste un écrivain yiddish raté dont le manuscrit constamment réinventé par d’autres ne pourra être publié qu’après sa mort. L’œuvre de Singer, d’abord écrite en yiddish avant d’être traduite en américain, infirme ce propos quelque peu définitif.

Isaac, le petit garçon de la rue Krochmalna dans le ghetto de Varsovie, devenu plus tard citoyen américain, a, lui, redonné vie à un monde assassiné et à une culture vouée à la disparition. Du tas de papier émerge donc un témoignage inestimable. La seule réponse possible pour Singer à la question qui l’obsédait. Son rempart contre le mal.

Florence Bee-Cottin
( Mis en ligne le 15/07/2011 ) Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2011

lundi 11 juillet 2011

Entretien avec Jasper Fforde


Premiers pas dans la fantasy

Entretien avec Jasper Fforde
- (Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de dragons, Fleuve Noir, Juin 2011)

À l’occasion de son passage à Saint-Malo pour le festival Étonnants Voyageurs en juin 2011, Jasper Fforde a rencontré l’une de nos collaboratrices.


Parutions.com : Vous êtes à Saint-Malo pour présenter le premier opus de votre quatrième série qui met en scène une nouvelle héroïne, la jeune mais déjà très mûre Jennifer Strange. Chacune de vos séries possède un monde bien particulier dans lequel le ou la protagoniste doit relever des défis inattendus. Comment décririez-vous Jennifer, le monde dans lequel elle vit et la mission dont elle se retrouve chargée ?

Jasper Fforde : Eh bien pour expliquer mon travail, je dirais d’abord que j’essaie de créer un genre à moi, je prends donc une idée fantasque et je la rends réaliste. Avec ce roman, je pars du principe que la magie existe, que le monde médiéval existe aussi et j’y ajoute la bureaucratie, les dérives humaines et puis le fait que la magie ne fonctionne pas aussi bien que nous pourrions l’espérer. Je cherche à inventer un monde que nous puissions reconnaître comme potentiellement nôtre. Une sorte de réalisme fantastique, si vous voulez. Alors, j’ai créé ce personnage de Jennifer Strange, une enfant trouvée, abandonnée bébé dans un orphelinat et très précoce puisqu’elle travaille déjà pour une Maison d’enchantement appelée Kazam. Pour avoir le droit de jeter des sorts, il faut en effet être un sorcier accrédité. Sans cette accréditation auprès d’une Maison d’enchantement, vous risquez le bûcher ! Dans ce monde où la magie perd inexorablement de son prestige, Jennifer apprend l’existence d’une prophétie qui annonce la mort très prochaine du dernier dragon et avec elle peut-être la disparition de ce qui reste de magie. Démarre alors cette aventure qui va la mener de surprise en surprise.

Parutions.com : Vous faites partie ici des auteurs jeunesse et indiquez que Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de Dragons est plus particulièrement destiné aux adolescents ou jeunes adultes. Aviez-vous ce lectorat en tête quand vous avez commencé le roman ou est-ce le thème que vous avez choisi qui vous y a naturellement conduit ?

Jasper Fforde : Pour beaucoup d’auteurs qui écrivent pour les adultes, écrire tout à coup pour des enfants ou des jeunes adultes s’apparente sans doute à un grand saut dans l’inconnu. Ce n’est pas mon cas, mes autres livres contiennent déjà cette dimension fantastique qui peut plaire aux jeunes. Aux enfants de tout âge en définitive car je suis convaincu qu’il reste chez presque tous les adultes une part d’enfance indéracinable. Je pense également que mes autres romans s’adressent à ces lecteurs adultes qui ont conservé la curiosité et l’excitation face à la nouveauté propres aux enfants. Alors je n’ai pas changé grand-chose sauf que j’ai utilisé moins d’intrigues secondaires. L’intrigue principale reste par contre tout aussi complexe. Et puis j’ai retiré beaucoup d’allusions à ce qui me semblait important. Un jeune même très intelligent n’est pas sur terre depuis suffisamment longtemps pour pouvoir saisir toutes les petites références dont j’aime parsemer mes livres !

Parutions.com : Comment expliquez-vous l’attirance des adolescents pour la fantasy ?

Jasper Fforde : Sans doute parce qu’ils ont encore en eux une grande part de fantaisie ! Les gens qui n’apprécient pas la fantasy estiment que c’est un genre à destination des jeunes, je ne pense pas qu’ils aient raison. Je me souviens de la sortie des Harry Potter au Royaume-Uni, il y avait deux couvertures, une pour les jeunes et une pour les adultes afin que ces derniers puissent lire dans le train ou le bus sans se sentir ridicules ! Pour ma part, je trouve souvent la littérature pour adultes affreusement ennuyeuse, toutes ces histoires de drames humains, c’est terrible ! Pour n’importe quel écrivain, la fantasy est un champ d’exploration merveilleux qui n’érige aucune frontière. C’est sûrement aussi pour cela que cela plaît tant aux jeunes, eux-mêmes n’ont pas encore de frontières, ils ont l’esprit ouvert et se montrent curieux de tout. Il est dommage que nous perdions souvent cette curiosité en vieillissant.

Parutions.com : Vous qualifiez Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de Dragons d’antidote à des romans de sorciers ou de trolls plus sérieux. Sérieux rime-t-il avec vénéneux ?

Jasper Fforde : Non, c’est juste que j’aime toujours autant remettre les genres en question. Il y a tellement de livres avec de la magie, des sorciers, des lutins ou des trolls, alors je me suis dit pourquoi de pas prendre ce genre un peu fatigué et en faire quelque chose de différent. Par exemple pour les trolls, dans le deuxième volume des aventures de Jennifer, on en rencontre pour de vrai et on se rend compte qu’ils ne sont pas du tout tels que nous les imaginions. D’habitude, dans les romans que j’évoque, on utilise des baguettes magiques, on vole sur des manches à balai et quand on claque des doigts, le sort réussit. Avec moi, pas du tout, en plus les gens font des erreurs et rien n’est simple. Comme dans la vie.

Parutions.com : Le monde de Jennifer, bien que différent du nôtre, lui ressemble parfois dans ses défauts de façon frappante. Vous procédez d’ailleurs de la même manière dans vos autres séries. L’humour est-il le meilleur moyen pour dénoncer nos dérives ?

Jasper Fforde : Absolument. Comme on dit, tandis que le sérieux cherche la serrure en tâtonnant, l’humour se glisse sous la porte. C’est tout à fait vrai, on peut aller tellement plus loin avec l’humour. Et puis, plutôt que d’inventer entièrement un univers, je préfère utiliser des choses que nous connaissons, il est alors sûrement plus facile d’adhérer à l’histoire.

Parutions.com : N’importe quel conte, même le plus loufoque, contient une morale. Quelle est-elle dans le livre ?

Jasper Fforde : Sans doute que l’argent ne fait pas le bonheur. Jennifer se méfie terriblement du monde des affaires et de la cupidité qui y règne. Alors lorsqu’elle doit choisir entre épargner un dragon et gagner beaucoup d’argent, elle opte pour la première solution. Cette cupidité caractérise aussi le monde dans lequel nous vivons et nous en avons de nouveaux exemples inquiétants tous les jours.

Parutions.com : Il existe comme un air de famille entre Jennifer et Thursday Next, l’héroïne de votre première série. Qu’en pensez-vous ?

Jasper Fforde : Ce que j’aime chez Thursday, c’est son côté impétueux, elle prend des risques et s’attire facilement des ennuis, et puis elle est drôle. Beaucoup plus que Jennifer qui, elle, réfléchit davantage avant d’agir. Alors Jennifer pourrait être la petite sœur sérieuse de Thursday, celle qui fait toujours tout bien et à qui tout réussit.

Parutions.com : Vous avez travaillé pour l’industrie cinématographique et vous êtes peu à peu tourné vers l’écriture. Comment les choses se sont-elles passées ?

Jasper Fforde : J’ai écrit pendant une dizaine d’années avant d’être publié. Ma première nouvelle date de 1988, j’ai fini mon premier roman en 1993. Quand j’ai été édité pour la première fois en 2001, j’avais déjà écrit sept romans. Je menais deux carrières de front, le cinéma pour vivre et l’écriture sur mon temps libre. J’ai toujours adoré écrire mais je savais que les choses ne seraient pas faciles. Quand je repense à cette période, j’y vois une décennie d’apprentissage pendant laquelle j’ai progressé, et non une succession de rejets de la part des maisons d’édition. C’est d’ailleurs le conseil que je donne aux jeunes auteurs, ne pas s’attendre à un succès immédiat et penser à long terme.

Parutions.com : Vous avez commencé par écrire des nouvelles, étape nécessaire pour vous avant d’envisager des textes plus longs. L’art du nouvelliste ne requiert-il pas aussi une très grande maîtrise ?

Jasper Fforde : Si bien sûr. Mais je n’avais aucune expérience de l’écriture, ni formation ni diplôme dans ce domaine. Je suis vraiment un pur autodidacte en la matière. Il fallait donc bien que je commence quelque part, alors j’ai démarré avec des nouvelles, j’ai travaillé et perfectionné ma technique et peu à peu j’ai pu écrire des choses de plus en plus longues pour arriver à un roman. J’ai adoré écrire des nouvelles et j’aimerais bien recommencer. D’ailleurs dans la série des Thursday Next, chaque chapitre propose une épigraphe, un court paragraphe qui ressemble par son côté condensé et indépendant à une toute petite nouvelle.

Parutions.com : Vous avez mis quatre ans à écrire L’Affaire Jane Eyre (premier de la série des Thursday Next), Votre rythme s’est beaucoup accéléré depuis. Est-ce devenu plus facile ?

Jasper Fforde : Je ne sais pas si c’est plus facile car plus j’écris, plus je me rends compte que je pourrais être bien meilleur !

Parutions.com : En ce qui concerne l’écriture, vous parlez de technique. Rejetez-vous l’idée d’un don ou d’un talent inné ?

Jasper Fforde : Oui, totalement. Il y a juste des gens très intelligents qui apprennent vite mais pourraient tout autant s’illustrer dans un autre domaine. C’est toujours le cas. Prenez Frank Lloyd Wright par exemple, s’il n’avait pas choisi l’architecture, il aurait été brillant dans autre chose. Eh bien, il en va de même pour les grands auteurs.

Parutions.com : Avez-vous déjà ressenti l’angoisse de la page blanche ?

Jasper Fforde : Là encore, cela n’existe pas. Voilà juste une excuse que nous, auteurs, avons inventée pour ne pas être dérangés et nous attirer une certaine compassion ! C’est pareil pour les artistes, les acteurs, les poètes ou les musiciens, parce que nous travaillons dans un domaine artistique, nous estimons ne pas devoir suivre les mêmes règles que tout le monde. Mais il n’y a rien de particulier dans le fait d’être un auteur, c’est une profession comme il en existe des milliers d’autres. Vous avez déjà entendu un plombier dire qu’il n’a pas fait de plomberie depuis un an parce qu’il se sent bloqué ? Moi, j’assemble des mots et j’invente des histoires comme d’autres réparent des voitures. Il n’y a donc aucune raison d’être mis sur un piédestal.

Parutions.com : Vos fans adorent la façon dont vous vous amusez avec les classiques. La littérature doit-elle être désacralisée ?

Jasper Fforde : C’est mon avis, en tout cas. Prenez n’importe quelle pièce de Shakespeare, vous la regardez pour vous divertir, c’est génial ; par contre, si vous commencez à écouter quelqu’un discourir dessus, cela devient très rapidement assommant. D’ailleurs Shakespeare écrivait pour que le public s’amuse et cela marchait formidablement bien. J’avoue trouver les livres très intellectuels souvent prodigieusement ennuyeux et je ne me considère pas comme un auteur littéraire mais plutôt comme un amuseur. Les gens achètent mes livres et moi en retour je leur donne quelques heures de divertissement, si ce n’est pas le cas, eh bien, je n’ai pas respecté mon engagement.

Parutions.com : Vos lecteurs s’amusent en effet beaucoup et n’ont pas besoin de comprendre toutes les références pour apprécier vos romans.

Jasper Fforde : J’aime qu’il y ait plusieurs niveaux dans mes livres, plusieurs possibilités de lecture. Si vous avez 14 ou 15 ans, vous pouvez très bien lire les aventures de Thursday et vous amuser des courses-poursuites et des plaisanteries stupides. Si vous avez lu quelques classiques, vous y trouverez un peu plus de grain à moudre et puis si vous êtes un féru de littérature, vous découvrirez les petites plaisanteries ésotériques, les petits œufs de Pâques que j’ai cachés à votre intention.

Parutions.com : Cette interaction avec le lecteur semble très importante pour vous. À cet égard, votre site (
http://www.jasperfforde.com/)est une réussite. Quelle importance revêt-il à vos yeux ?

Jasper Fforde : Je considère ce site comme un service après-vente. Lorsque je publiais un livre par an (maintenant, c’est un tous les six mois), j’ai pensé que nous pourrions essayer de donner un petit plus aux lecteurs, un peu comme les bonus sur un DVD. J’aime imaginer qu’un livre a sa vie propre mais que je le rends encore plus vivant par ce biais. C’est aussi une sorte de laboratoire qui me permet d’expérimenter de nouvelles idées et de recueillir l’avis des gens. C’est un très gros site maintenant, plus de treize-cents pages, presque l’équivalent de deux romans !

Parutions.com : Dans Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de Dragons, le pays de Galles est présent au sein des Royaumes-Désunis. Pour vous qui y vivez, quelle est sa particularité au Royaume-Uni ?

Jasper Fforde : Sans doute d’être un assemblage disparate. Au sud, une région industrielle, du charbon et de l’acier, qui n’a pas tellement changé depuis les années 30 ou 50. Au milieu, c’est un peu l’Afghanistan avec des seigneurs de guerre qui se livrent une bataille sans merci dans des trafics en tout genre. Et puis, au nord, de très beaux endroits et une économie qui repose entièrement sur le tourisme. Dans la série des Thursday Next, j’ai trouvé amusant d’en faire une grande république socialiste !


Entretien mené en Anglais le 11 juin 2011, et traduit par Florence Bee-Cottin
( Mis en ligne le 11/07/2011 )