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mercredi 27 avril 2011

Parrot et Olivier en Amérique





Peter Carey
Parrot et Olivier en Amérique
Christian Bourgois 2011
23 € / 540 pages
ISBN : 978-2-267-02149-3

FORMAT : 13cm x 20cm
Traduction d'Elisabeth Peellaert

Frères ennemis
Deux fois lauréat du Booker Prize (en 1988 pour Oscar et Lucinda et en 2001 pour La Véritable histoire du gang Kelly), Peter Carey faisait à nouveau partie de la ''shortlist'' 2010 pour Parrot et Olivier en Amérique. Qu’un ouvrage soit sélectionné pour ce prix particulièrement prestigieux reflète toujours sa très grande qualité littéraire. Même si le brillant Australien n’a pas gagné, son dernier roman jubilatoire ne faillit pas à cette règle.

«Ce livre est né de ma lecture de l’œuvre visionnaire d’Alexis de Tocqueville De la démocratie en Amérique», indique Peter Carey. En 1831, souhaitant prendre ses distances avec la Monarchie de Juillet, Alexis de Tocqueville sollicite du gouvernement français le droit d’aller enquêter sur le jeune système pénitentiaire américain afin d’y trouver peut-être des idées adaptables en France. Il embarque le 2 avril à bord du vaisseau ''Le Havre'' en compagnie de son ami Gustave de Beaumont. De ce voyage de neuf mois, véritable plongée au cœur du Nouveau Monde, il ramènera une immense quantité de données qu’il synthétisera dans son célèbre ouvrage.

Parrot et Olivier en Amérique n’est cependant pas une retranscription fidèle de cette aventure car, tout en respectant certains faits biographiques et historiques, Peter Carey l’adapte et la réinvente à sa guise en commençant par l’un de ses deux protagonistes. Si l’on reconnaît Tocqueville sous les traits d’Olivier-Jean Baptiste de Clarel de Barfleur de Garmont, jeune aristocrate normand, le personnage de Parrot est lui une création originale.

«On m’a donné le nom de Parrot alors que j’étais enfant, que ma peau était encore aussi pâle et tendre qu’une gorge de jeune fille et je m’appelais toujours Parrot en 1793, quand Olivier de Bah-bah Garmont n’était pas même encore une lueur dans l’œil de son père».

De son vrai nom John Larrit, Parrot, contrairement à Olivier, ne connaît pas une enfance choyée. Fils d’un imprimeur anglais épris de culture, il se retrouve très jeune mêlé à une sombre histoire de contrefaçon et d’assignats que son père paie de sa vie et qui oblige le petit garçon à fuir avec l’un des comploteurs, le marquis de Tilbot. Son destin semble dès lors lié à celui de l’aristocrate français dont l’ombre plane tout autant sur celui d’Olivier.

Le sulfureux Tilbot est en effet fort épris de la belle comtesse de Barfleur qui, en 1831, lui demande d’éloigner Olivier de France. Elle s’inquiète pour la sécurité de son fils qui, malgré son attachement viscéral à la noblesse, ne cache paradoxalement pas quelques sympathies libérales. Tilbot accède volontiers à sa demande et organise le départ forcé d’Olivier outre-Atlantique, lui attachant les services de Parrot, particulièrement réfractaire à l’idée.

Tout sépare les deux hommes au départ. Olivier ne voit en Parrot qu’un serviteur mal dégrossi et insolent ; quant à Parrot, il éprouve un grand mépris pour celui qu’il surnomme Lord Migraine. Pourtant la traversée à bord du ''Havre '' marque le début d’une relation certes complexe mais qui, devenant au fil des mois de plus en plus égalitaire, s’apparente à une véritable amitié. Parrot comprend peu à peu le traumatisme subi enfant par Olivier, conséquence de «l’obscénité et l’horreur de la Révolution française». Inversement, ce dernier parvient à apprécier l’intelligence et l’érudition de Parrot, serviteur malgré lui alors que ses qualités artistiques lui auraient permis d’imaginer une brillante carrière.

Chacun, par contre, analyse de manière très différente le monde qu’il découvre et la nature de la démocratie américaine. Si Parrot s’empare du rêve américain qui offre la possibilité d’une ascension sociale, Olivier reste effrayé par les dangers d’une société offerte à «l’atroce tyrannie de la majorité» et convaincu que «l’art ne peut exister en démocratie». Le débat qui les oppose demeure insoluble. Cependant, la conclusion d’Olivier, écho de la pensée d’Alexis de Tocqueville, résonne d’accents prémonitoires.

«Oui, vous suivrez les négociants en fourrure et les hommes des bois qui seront vos présidents et qui, tels des barbares à la tête de hordes ignorant la géographie et la science, entraîneront une foule éduquée quotidiennement par une presse perfide qui rendra tous ces gens si sûrs d’eux et ignorants qu’ils n’auront plus dans leurs bibliothèques que des modes d’emploi… J’ai vu ce pays dans ses premiers balbutiements. Je vais vous dire ce qu’il deviendra. Les places publiques seront occupées par une classe inculte incapable de réciter un vers de Shakespeare».

Cet océan d’inculture que prévoyait Alexis de Tocqueville et que dénonce fermement Peter Carey ne menace pas de nos jours la seule démocratie américaine. Précisons toutefois qu’il n’est nul besoin pour apprécier ce roman subtil et plein d’humour de faire partie «des érudits qui sauront détecter, dissimulés dans le foin des phrases, un fil conducteur, des colliers de mots qui ont été évidemment créés par le grand homme» !


Florence Bee
( Mis en ligne le 27/04/2011 )

samedi 16 avril 2011

Spooner


Spooner
de Pete Dexter
L'Olivier 2011 / 24 €- 157.2 ffr. / 556 pages
ISBN : 978-2-87929-724-8
FORMAT : 14,5cm x 22,1cm

Traduction d'Olivier Deparis

Beau-père

«Warren Whitlowe Spooner, 2,270 kg, cinquante-trois heures rien que pour franchir le portillon… apparu les pieds devant et de la couleur d’une aubergine, le cordon ombilical entouré autour du cou, tel un petit homme nu précipité dans l’autre monde par la trappe d’un gibet… il suivait de peu un jumeau physiquement plus avenant, Clifford, qui ne survécut pas à l’accouchement».

Nous sommes en décembre 1956 à Milledgeville, Géorgie, et pour le héros éponyme du dernier roman de Pete Dexter, la vie démarre sous de bien mauvais auspices. Veuve peu après ce «funeste accouchement», sa mère, Lily, se retrouve seule avec Spooner et Margaret, son aînée de six mois. Encline à l’auto-apitoiement, la jeune femme se réfugie avec une certaine délectation dans sa condition d’asthmatique névrosée et ne cache pas à son fils qu’elle lui préfère à jamais le jumeau disparu.

Cette indifférence hostile et le fait d’être considéré comme une perpétuelle source de tourments explique sans doute le développement chez le petit Spooner de comportements ingérables et d’une personnalité pour le moins instable. Ses mensonges et tours pendables pourraient parfois rappeler le Tom Sawyer de Mark Twain si ne s’y ajoutait une dimension plus inquiétante. De fait, il ne s’agit pas forcément pour Spooner de perturber ou de se rebeller contre le monde adulte mais de laisser s’exprimer une attirance incontrôlable pour l’autodestruction.

Heureusement qu’entre bientôt en scène Calmer Ottosson, un ancien officier de marine renvoyé de l’armée suite à un épisode d’une absurdité hilarante, et qui débarque à Milledgeville pour repartir de zéro. «L’homme qui devait devenir le père de Spooner fit son apparition en juillet, vers la fin du mois. Ce ne fut pas une intrusion soudaine - Spooner ne conserva aucun souvenir d’une première rencontre. Du jour au lendemain, il se retrouva simplement à faire partie du décor…»

Animé du besoin de se rendre utile et pétri d’altruisme, Calmer devient très vite pour le petit garçon bien plus qu’un élément du décor. Le lien qui se tisse et se renforce au fil des années sert de fil conducteur au roman. Où que soit Spooner et quoi qu’il fasse, Calmer l’ange-gardien veille mais sa mission rédemptrice s’avère parsemée d’embûches.

Si Pete Dexter refuse que son livre soit qualifié d’autobiographie, il avoue avoir utilisé des éléments et des personnages tirés de sa propre vie. De nombreux faits bien connus de la biographie du romancier américain se retrouvent en effet dans le roman. L’enfance en Géorgie rurale et raciste, les débuts chaotiques dans la vie professionnelle et privée, la reconnaissance en tant que journaliste à Philadelphie, le second mariage heureux et la paternité ou encore la passion pour la boxe.

Et puis l’épisode déterminant du règlement de comptes après une chronique écrite en 1981 par Dexter sur le deal dans un quartier de Philadelphie, dans lequel il fait le lien entre la mort d’un jeune garçon et sa consommation de drogues sans que cela soit prouvé par l’enquête. La famille et les copains s’indignent, Dexter refuse de modifier son texte, part s’expliquer avec la partie adverse et finit sur le trottoir, brisé de partout. Les mois de rééducation qui suivent l’amènent au choix de se consacrer à l’écriture sur une petite île au large de Seattle.

Spooner connaît une trajectoire similaire et traverse les mêmes épreuves. Cependant Dexter brouille ingénieusement les pistes entre la trame des faits bruts et la fiction finale mais il ne s’éloigne jamais de sa ligne directrice. Ce roman, qu’il a mis plusieurs années à écrire, se lit d’abord comme un vibrant hommage à son beau-père, mort trop tôt pour que le romancier puisse lui exprimer son immense gratitude ; Spooner lui permet de régler sa dette et de rêver une issue moins brutale.

Reconnu pour la qualité de ses romans noirs et la causticité de leur critique sociale, récompensé par le prestigieux National Book Award en 1988 pour Paris Trout (Cotton Point en français), Dexter livre ici un ouvrage moins engagé mais sauvagement débridé et d’un humour dévastateur. À son image comme à celle de son double de fiction.

Florence Bee
( Mis en ligne le 11/04/2011 ) Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2011