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samedi 14 février 2009

Instants de vie : Virginia Woolf


Instants de vie
Virginia Woolf
Titre original : Moments of being
La Cosmopolite Stock 2006

Instants magiques

Au cœur d’Instants de vie, recueil de cinq textes autobiographiques, résonne une insondable souffrance. Une douleur morale que Virginia Woolf, pourtant reconnue et célébrée de son vivant pour son immense talent novateur, n’a jamais vaincue, rongée par une dépression qui la conduisit au suicide en 1941.
C’est dans l’histoire familiale de Virginia qu’il faut chercher l’instant de vie capital qui la meurtrit à jamais. Au centre de la famille, pièce maîtresse qui fait tenir l’édifice, sa mère, Julia. Après trop peu d’années d’un premier mariage parfait avec un avocat, Herbert Duckworth, au cours desquelles trois enfants, George, Stella et Gerald voient le jour, Julia assiste, impuissante à la mort brutale de son mari - veuve éplorée, elle perd la foi et décide de consacrer sa vie aux bonnes œuvres. Contre toute attente, cependant, quelque temps plus tard, elle épouse en secondes noces, Leslie Stephen, philosophe, journaliste et écrivain., veuf et père d’une petite fille attardée, Laura. Quatre enfants naissent de cette union : Vanessa, Thoby, Virginia et Adrian.
Les maternités successives n’empêchent pas Julia de poursuivre ses multiples activités caritatives, « elle semblait veiller, telle une sage Parque, sur la naissance, la croissance, l’épanouissement et la mort d’innombrables êtres autour d’elle… avec une notion très claire de l’aide qu’il était possible et utile de donner. » D’une resplendissante beauté et « douée d’un pouvoir divin et d’une intelligence divine », elle illumine au quotidien la maison londonienne du 22 Hyde Park Gate et la résidence de Saint Ives , en Cornouailles au cours d’étés enchanteurs, synonymes pour les enfants de liberté et d’harmonie. Une magie éphémère …
Epuisée de tant donner, Julia s’éteint le 5 mai 1895 alors que Virginia a seulement 13 ans.
Cette perte « le plus grand désastre qui pût arriver » bouleverse l’équilibre familial, « sa mort non seulement fit disparaître de notre vue le personnage central, mais amena un tel déplacement des rapports humains que la vie pendant longtemps parut incroyablement bizarre. »
Dans Réminiscences (1907) adressé au fils aîné de Vanessa et Une esquisse du passé, écrit 33 ans plus tard, quelques mois donc avant sa propre mort, Virginia évoque les années de bonheur qui ont précédé la disparition de Julia, et la nouvelle organisation familiale qui lui a succédé, le rôle de chacun se trouvant fortement modifié.
Elle explique également le très difficile processus de reconstruction qui l’attendait.
« Elle m’obséda jusqu’à l’âge de quarante-quatre ans. Puis … je composai La promenade au phare. J’écrivis le livre très vite. Et quand il fut écrit, je cessai d’être obsédée par ma mère. Je n’entends plus sa voix, je ne la vois plus. »
L’écriture-thérapie connaît cependant des limites, elle ne répare pas les dégâts psychiques et ne guérit pas non plus Virginia de sa fragilité nerveuse.
Au fil de ces deux confessions tout à fait passionnantes, Virginia Woolf offre un tableau tendrement réaliste de ses proches, tout en proposant une très belle réflexion sur son art.
Le passé lui offre aussi une vaste gamme de sons et de couleurs, qu’elle unit subtilement – à mi-chemin entre lyrisme et synesthésie impressionniste.
« Si j’étais peintre, je rendrais ces premières impressions en jaune pâle, argent et vert… des sons sortiraient de tel pétale ou telle feuille – des sons indissociables de l’image. »
Le ton est plus léger dans les trois derniers textes – destinés en effet à être lus à haute voix devant un public privilégié, les amis intimes du groupe de Bloomsbury réunis au sein du Memoir Club, fondé en 1920.
Reprenant l’histoire familiale à peu près là où Une esquisse du passé l’abandonne, 22 Hyde Park Gate contient des passages fort drôles dans lesquels sont décrits les efforts infructueux de George, un bellâtre mondain pour faire entrer ses demi-sœurs dans le beau monde. Farouchement attachées à leur indépendance, Vanessa et Virginia refusent l’hypocrisie ambiante et les principes victoriens qui corsètent toujours la bonne société.
Le déménagement des deux sœurs au 46 Gordon Square annonce une nouvelle ère – celle de l’épanouissement intellectuel et des amitiés fertiles - relatée dans Le Vieux Bloomsbury et Suis-je une snob ? qui permettent d’apprécier la totale liberté de pensée et le farouche esprit d’indépendance de leur auteure.
Remarquable de pudeur et d’intensité, Instants de vie, tout en éclairant l’œuvre de Virginia Woolf d’une lumière nouvelle, constitue le témoignage émouvant et précieux d’une femme incomparable.

(Mis en ligne en avril 2006 sur sitartmag)

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